La déroute de la gauche en France.

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L'élection municipale avec ce niveau exceptionnel d'abstention et l'implantation de l'extrême droite exprime la profondeur d'une crise sociale et démocratique, d'une crise de la politique.

Déroute électorale, débâcle historique, séisme municipal, Berezina, les commentateurs avaient le choix pour qualifier le résultat de la gauche aux élections municipales en France des 23 et 30 mars 2014. La sanction est sévère pour le Parti socialiste qui perd 150 villes de plus de 9000 habitants, y compris dans des régions où la gauche était traditionnellement bien implantée. A la veille du scrutin on s'attendait à un mauvais résultats, mais pas à ce niveau.

Incontestablement les électeurs, de droite évidemment, mais aussi de gauche ont exprimé, certains leur colère, surtout la déception et le désarroi devant l'absence de changement, notamment sur l'emploi, depuis la victoire de François Hollande. Mais c'est toute la gauche qui est frappée par la sanction, y compris le PCF, principale composante du Front de Gauche. Bien que n'étant pas dans la majorité et ne participant pas au gouvernement, il perd 48 villes de plus de 3500 habitants, y compris dans des zones où il était influent en région parisienne, ou dans le centre de la France. Grâce à son implantation locale et des accords d'union à gauche, il préserve des positions et parvient à gagner ou regagner 12 villes.

Les écologistes d'EELV s'en sortent bien, bien qu'étant au gouvernement. Ils consolident leurs positions et gagnent une ville symbole, Grenoble. Leur départ du gouvernement au lendemain de l'élection, en invoquant la nomination de Manuel Valls, tient certainement à un calcul tactique et stratégique, pour se démarquer de politique nationale pour les élections européennes, et avec en perspective les élections cantonales et régionales de 2015, ou ils peuvent espérer élargir leur implantation locale. Cette décision - qui a suscité des tensions fortes dans le parti, notamment avec les parlementaires, favorables au maintien au gouvernement - s'accompagne de l'affirmation de leur appartenance à la majorité, comme interlocuteur incontournable, que confirme leur vote de confiance au gouvernement le 8 avril.

On ne peut encore mesurer les conséquences de cette débâcle électorale. Assurément elles seront lourdes. Immédiatement elle aura des conséquences lors des élections au Sénat en septembre, où mécaniquement la droite devrait regagner la majorité. La droite sort électoralement renforcée de cette "vague bleue" sans qu'on puisse dire qu'elle a gagné sur un projet, même si elle a bénéficié de la sensibilité des thèmes de la fiscalité et de l'impact des mobilisations contre le mariage pour tous - y compris dans les milieux populaires - où les électeurs conservateurs de droite et de Marine Le Pen se sont retrouvé ensemble dans la rue.

Le Front National de Marine Le Pen profite de cette vague en installant le nouveau visage d'un parti qui aspire au pouvoir, plus acceptable dans le paysage politique. Il gagne une douzaine de villes, bénéficiant de l'apport d'électeurs de droite qui n'hésitent pas à voter pour elle dès le premier tour. 1300 conseillers municipaux: c'était déjà le niveau atteint en 1995. Mais la situation n'est plus la même et le FN se déploie dans tout le territoire et s'affirme comme un parti qui a vocation à gouverner.

Cette victoire et ces progrès de la droite et l'extrême droite, s'ils bouleversent le paysage et les rapports de force, tiennent essentiellement à l'abstention des électeurs de gauche. Avec plus de 36%, c'est un record historique pour des élections qui traditionnellement mobilisent le plus, avec les élections présidentielles. Cette abstention touche essentiellement les couches, les quartiers, l’électorat populaire (et ce qu'on met aussi sous la dénomination de classes moyennes), les ouvriers et employés, ainsi que les jeunes (65%).

Plus le résultat de François Hollande a été élevé en 2012, plus l'abstention est forte. Fait remarquable, contrairement à des élections passées - mauvaises pour la gauche - cet électorat ne s'est pas mobilisé au deuxième tour pour faire barrage à la "vague bleue". La réponse apportée par François Hollande a pris tout le monde à contre-pied. On
attendait une réponse "à gauche" au message envoyé par l'électorat qui l'avait fait Président. En nommant Premier ministre Manuel Valls, le plus "libéral", blairiste dirait-on, des socialistes, mais aussi le ministre le plus populaire, il brouille les cartes. D'autant que dans ce "gouvernement de combat" resserré se retrouvent avec les proches du Président toutes les sensibilités - de Ségolène Royal à Benoît Hamon, représentant l'aile gauche en passant par Arnaud Montebourg.

Pas de changement de cap comme le demande le Front de gauche et une partie des socialistes. Au contraire il affirme la poursuite de "politique de l'offre" avec la baisse des cotisations patronales au nom de la compétitivité, et les économies budgétaires au nom de la dette, à l'inverse des attentes exprimées par une forte proportion d'électeurs.

Le choix de Manuel Valls - s'il n'est pas exempt d'arrières pensées envers un rival potentiel pour les élections présidentielles en 2017 - est cohérent dans la mesure où il répond au mécontentement et à la déception par "l'efficacité", en comptant sur le temps, en essayant de se donner des marges de manoeuvre par rapport à la rigueur imposée dans la zone euro, pour desserrer l'étau et lâcher quelques mesures pour le pouvoir d'achat et les catégories les plus touchées par la crise. C'est un pari très risqué.

Comme à d'autre période, sous François Mitterrand comme en 1983 avec Jacques Delors, François Hollande pense-t-il qu'il n'y pas d'autre politique possible dans la mondialisation, l'environnement européen et sous la pression des marchés. Et les institutions font que quel que soit le premier ministre, c'est lui le président qui tient le manche. Il tient compte aussi du fait qu'à sa gauche, ses interlocuteurs sont dans l'opposition et n'offrent pas de perspective crédible.

Une question posée à gauche par le résultat est le fait que le Front de gauche - et le PCF - ne profitent pas de l'effondrement électoral du parti au pouvoir, alors que dès le début ils ont été critiques. Le temps passant Jean-Luc Mélenchon crédité de son résultat à l'élection présidentielle s'est montré de plus en plus virulent et violent envers
ceux qu'il appel "les solfériniens" - du nom de la rue de Solferino, siège du Parti socialiste - et de François Hollande. Ce qui s'est traduit par un vrai clivage entre le parti de Jean-Luc Mélenchon et le Parti communiste pour la constitution des listes aux élections municipales, notamment à Paris ou les communistes ont fait liste commune avec Anne Hidalgo dès le premier tour, la candidate FdG (Front de Gauche)  qui avait obtenu 4,5% se maintenant au 2° tour contre la liste de gauche, en dépit des menaces de la droite. Le FdG n'a donc pu apporter une réponse aux abstentionnistes ni faire obstacle à la progression de l'extrême droite dans le zones populaires. La résistance électorale a essentiellement été le fait d'élus communistes sortant bien implantés dans leur commune. Mais le signal envoyé par les électeurs vaut pour toute la gauche, qu'elle qu'ait été la configuration des listes FdG, autonomes ou d'union à gauche.

En fin de compte c'est toute la gauche qui est touchée, et à travers son échec la crédibilité de l'offre politique qu'elle représente, chaque parti, et ensemble. En ce sens l'élection municipale avec ce niveau exceptionnel d'abstention et l'implantation de l'extrême droite exprime la profondeur d'une crise sociale et démocratique, d'une crise de la politique. Elle confirme l'approfondissement du fossé persistant entre les citoyens et une offre politique déconnectée de la réalité qu'ils vivent, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.

Dans le parti socialiste, le débat s'est ouvert, attisé par les rivalités internes, avec notamment la fronde d'une centaine de députés, même si finalement ils ont voté la confiance au gouvernement. Le Front de gauche, on l'a dit, est traversé de tensions sur sa conception même, comme force d'opposition radicale de stratégie pour une nouvelle majorité misant sur l'effondrement de la social-démocratie, et d'autre part comme force de rassemblement, de proposition, porteuse de propositions capables d'entraîner toute la gauche, en lien avec les attentes populaires et ce qui s'exprime dans le mouvement social.

C'est un des paradoxes de la période que cette faiblesse de la réponse à gauche, la victoire de la droite et la progression de l'extrême droite au moment où comme jamais s'expriment le refus de la domination de la finance, la contestation des orientations libérales et austéritaires des politiques menées en Europe, et l'expression d'être partie prenante des décisions, d'une "démocratie réelle". En ce sens l'abstention ne marque pas un désintérêt pour la politique mais une attente à gauche à laquelle il n'est pas répondu.

Ce débat sur la réponse à apporter à gauche, tant sur la nature des changements pour répondre aux attentes populaires - et les conditions politiques de leur réalisation - que sur des pratiques politiques nouvelles - une refondation démocratique - est un des enjeux majeurs de la période. Il était présent dans la gauche depuis des années - notamment après l'échec de la gauche plurielle et le 21 avril 2002. Il est relancé au lendemain du choc de ces élections.

* Avec le germaniste Jean-Marc Ayrault et avec son proche Michel Sapin ministre du travail devenu depuis
ministre des finances François Hollande avait ouvertement engagé des 2012 une démarche de mise en place
d'une social-démocratie "à la française", en mettant en avant comme base la loi le compromis entre
"partenaires sociaux" avec l'appui notamment du syndicat Cfdt. La difficulté du projet tient à un fondement
culturel propre à la France, de "lutte de classes", à la nature et l'histoire originale du syndicalisme, mais aussi
du socialisme français. Surtout, il se heurte à la situation de crise qui réduit à l'extrême les marges de
manoeuvre, économiques financières mais aussi sociales et en fin de compte, politiques
.

Daniel Cirera

Spécialiste des questions européennes et internationales. Il est notamment l’auteur de « Sociale-Démocratie : échec et fin d’un cycle », note publiée par la Fondation Gabriel Péri