La négociation collective en France face à la crise économique

Sottotitolo: 
Le nouveau paradigme de la négociation à coût nul et  l’ambiguïté d’une réflexion en termes d’insiders et d’outsiders .

Face aux conséquences sociales de la crise économique, la France présente, avec l’Espagne, une situation exceptionnelle par la place qu’y a prise la négociation d’accords nationaux interprofessionnels (ANI). Entre la fin de 2008  et le début de 2012, une quinzaine d’ANI ont été signés. Sans sous-estimer les limites qui s’imposent aux négociateurs, il est utile de souligner l’ampleur de cette dynamique contractuelle, mais aussi de mesurer les problèmes qu’elle pose aux syndicats .

Une négociation soumise à une double contrainte

Les syndicalistes qui négocient les ANI subissent deux sources de limitation de leur pouvoir de négociation. La première contrainte est permanente. À la différence de nombreux autres pays, il n’existe pas, en France, de domaines réservés à la négociation collective. L’Etat intervient, de manière complémentaire ou concurrente sur les mêmes champs. De ce fait, la marge d’autonomie est réduite. Certains accords doivent faire l’objet d’un agrément du gouvernement. D’autres, lorsqu’ils exigent une modification du Code du travail, requièrent une transposition législative qui n’est pas toujours fidèle aux textes des accords. Enfin, certains accords supposent une contribution financière de l’Etat. Dans la pratique, ce dernier dispose donc de nombreux moyens de pression qu’il a vigoureusement utilisés dans le contexte de la crise économique.

La seconde limitation résulte de la position adoptée par le patronat. À ses yeux, les exigences de compétitivité, aggravées par la crise économique, excluent toute charge financière additionnelle que devraient supporter les entreprises. Compte tenu d’un rapport des forces favorable, il a pu imposer le principe de négociations à coût nul pour les entreprises. Les syndicats n’ont donc eu le choix que de signer ou de refuser des accords qui respectaient cette exigence patronale. La majorité des syndicats ont jugé préférable de signer les accords. Nous en présentons ci-après le contenu en nous limitant aux trois domaines principaux .

L’indemnisation du chômage

La négociation a couvert trois domaines : l’assurance chômage, le chômage partiel, les licenciements économiques.
L’assurance chômage est confiée, par délégation de l’Etat, à un organisme paritaire. Deux ANI, en décembre 2008 et mars 2011 ont modifié le régime. En premier lieu, ils ont adopté le principe d’égalité, jour pour jour, entre la durée de cotisation et la durée d’indemnisation. En second lieu, ils ont ouvert des droits à indemnisation à partir de quatre mois de cotisation au lieu de six auparavant. Cette mesure bénéficie à ceux qui ont occupé les emplois les plus précaires. À taux de cotisation constant, son coût a été compensé par une réduction des droits de certaines catégories qui bénéficiaient de longues durées d’indemnisation.

Le chômage partiel est indemnisé par les entreprises, mais une large partie du coût est prise en charge par l’Etat ou le régime d’assurance chômage. Plusieurs d’accords, entre décembre 2008 et février 2012, ont tenté, avec un succès limité, de favoriser le recours au chômage partiel pour réduire les licenciements: augmentation du taux d’indemnisation, allongement de la durée maximum, accroissement de l’aide financière aux entreprises.

Deux dispositifs particuliers, l’un créé par un ANI, l’autre par l’Etat, assuraient l’aide au reclassement des salariés victimes de licenciements économiques. À partir de décembre 2008, l’Etat a élargi l’accès à son dispositif, tandis que des ANI alignaient progressivement le dispositif conventionnel sur celui, jusqu’alors plus favorable, de l’Etat. Cette convergence a entraîné la fusion des deux dispositifs par un ANI de mai 2011 et une loi de juillet 2011. Le nouveau contrat de sécurisation professionnelle est offert à tous les salariés qui ont une année d’ancienneté dans l’entreprise.

La formation professionnelle continue

Les entreprises ont une obligation minimum de financement de la formation de leurs salariés. La moitié environ est utilisée dans le cadre de l’entreprise, mais l’autre moitié doit être versée à des fonds paritaires. Un ANI de janvier 2009, confirmé par une loi de novembre 2009, a créé dans ce cadre un Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP). Il introduit une innovation majeure : une fraction importante des ressources de ce Fonds doit être consacrée à la formation des travailleurs les moins qualifiés, qu’ils soient en emploi ou au chômage.

L’emploi des jeunes

Dans une première phase, c’est l’Etat qui a pris en charge ce problème, principalement en encourageant le développement des formations en alternance et en accroissant le nombre des « emplois aidés » . La négociation collective a pris le relais. Entre avril et juillet 2011 quatre ANI ont traité successivement de l’accompagnement des jeunes dans l’accès à l’emploi (information, conseil, orientation professionnelle…), de l’accès au logement, des formations en alternance et des stages professionnels, enfin du maintien dans l’emploi (tutorat…). Ici encore, le dogme de la « négociation à coût nul » a été imposé par le patronat. De ce fait, le financement des mesures réservées aux jeunes n’a pu être réalisé que par l’utilisation d’une fraction des ressources préexistantes dans divers fonds paritaires (assurance chômage, formation professionnelle, logement…).
La rapide présentation de ces accords de « gestion des conséquences sociales de la crise économique » conduit à formuler deux interrogations.

Insiders versus outsiders ?

Une critique souvent adressée au système de négociation collective est qu’il protégerait les insiders et laisserait à l’Etat la charge des outsiders. Il est instructif d’observer les moments de crise où le partage des responsabilités est remis en question sous l’impact du choc : les décisions prises par les acteurs révèlent alors la conception qu’ils ont de leurs responsabilités respectives, ainsi que les priorités qui commandent la répartition de leurs ressources.

L’emploi des jeunes peut être présenté, jusqu’en 2011, comme une illustration d’un partage des tâches outsiders / insiders entre dispositifs publics et négociés. L’initiative reste jusqu’alors uniquement celle de l’Etat. La situation s’inverse en 2011. Face au maigre bilan de l’action publique, le programme des négociations interprofessionnelles fait de l’emploi des jeunes son thème prioritaire. Quatre accords sont signés dont l’ambition est certes limitée, mais dont il n’est pas discutable que le contenu est orienté vers les jeunes ayant des difficultés d’accès à l’emploi et à la qualification.

Le système de formation professionnelle continue est régulièrement dénoncé comme facteur d’amplification des inégalités. Les négociateurs en étaient conscients; ils y ont principalement répondu par la création du FPSPP ciblé sur les travailleurs les moins qualifiés. Le débat est ouvert sur le poids relatif, dans le choix de cette nouvelle orientation, de la volonté autonome des négociateurs, de la pression intense exercée par le gouvernement et des critiques émanant tant des experts que de la société civile. Constatons que la combinaison de ces facteurs a conduit à une ouverture significative des fonds paritaires en direction des outsiders.

Les cas de l’indemnisation du chômage requiert un diagnostic plus nuancé.
- L’indemnisation du chômage partiel est un dispositif réservé aux insiders.
- En ce qui concerne l’assurance chômage, les ANI de 2008 et 2011 ouvrent des droits à indemnisation dès quatre mois de cotisation, tandis que le principe un jour / un jour est susceptible de réduire les droits de certaines catégories d’assurés ayant de longues durées de cotisation. Certains syndicats ont critiqué cette façon de « déshabiller Pierre pour habiller Paul ». Il n’en demeure pas moins que, pour un taux de cotisation inchangé, une redistribution a été opérée au profit des outsiders.
- Le contrat de sécurisation professionnelle (CSP) est un dispositif réservé aux insiders puisqu’il concerne des salariés ayant un an d’ancienneté dans l’entreprise.

Ce cas est emblématique de l’ambiguïté d’une réflexion en termes d’insiders et d’outsiders. Les victimes de licenciements économiques sont aujourd’hui majoritairement des hommes travaillant à temps plein dans l’industrie et ayant une ancienneté dans l’emploi élevée. Dans la problématique traditionnelle, ils sont typiquement des insiders. En revanche, ce sont eux qui ont les durées de chômage les plus élevées et les plus fort risques de déclassement en cas de retour à l’emploi. Faut-il ranger le CSP parmi les mesures typiques d’un traitement privilégié des insiders ? Ne constitue-t-il pas plutôt un dispositif ciblé sur des catégories particulièrement menacées d’exclusion ?

L’expérience de la crise économique ne valide pas l’hypothèse selon laquelle les « partenaires sociaux » négocieraient des mesures réservées aux insiders et abandonneraient les outsiders à la responsabilité de l’Etat. En pratique, dans presque tous les domaines, les dossiers se sont négociés « à trois » et les financements sont combinés. Plus que l’hypothèse d’un partage hiérarchisé des publics, c’est plutôt celle d’un tripartisme masqué qui se trouve confirmée.

Quelles stratégies syndicales ?

Les récessions économiques posent aux syndicats la question des objectifs prioritaires et des contreparties acceptables dans un contexte où le rapport des forces est défavorable. Le problème se formule dans des termes spécifiques lorsqu’il s’agit de la négociation interprofessionnelle puisqu’elle crée des normes de portée générale. Les organisations n’ont pas seulement à se prononcer sur la qualité du compromis au regard de la conjoncture, mais aussi sur l’opportunité d’attribuer à ce compromis, par leur signature, une légitimité qui produira ses effets sur le long terme. La crise conduit chacune des organisations à réexaminer sa stratégie. En nous limitant aux trois principales confédérations, nous observons la difficulté et la diversité de leurs choix : le contraste est évident entre la CGT et la CFDT, tandis que la CGT-FO adopte une ligne plus pragmatique.

La CFDT signe la totalité des accords. Elle considère que, même dans une conjoncture économique et un rapport des forces défavorables, il est essentiel de démontrer aux salariés que les syndicats peuvent obtenir par la négociation collective des résultats concrets, même s’ils sont limités et impliquent des concessions en contrepartie. La CGT a participé activement aux négociations, mais n’a signé que quatre accords. Dans les autres cas, elle dénonce l’insuffisance du contenu et le refus du patronat d’accepter toute concession financière. Elle refuse de donner une légitimité à des compromis qu’elle juge défavorables. La CGT-FO a signé la majorité des accords, mais en a rejeté quatre marquant ainsi sa volonté de se décider au cas par cas en fonction du contenu.

Conclusion

La négociation interprofessionnelle a démontré en France, face à la crise économique, une indiscutable vitalité. Si l’ambition et l’effectivité des accords sont très inégales, la négociation interprofessionnelle a cependant confirmé sa place au sein des processus de la régulation sociale. Mais il serait erroné d’y voir une manifestation de l’autonomie des acteurs sociaux. La négociation interprofessionnelle est toujours imbriquée avec les politiques publiques. Rejetant le principe d’accords tripartites, les acteurs politiques et sociaux doivent assurer un partage fluctuant des tâches et un degré minimum de coordination entre la politique publique et la négociation interprofessionnelle.

Ce mode de gouvernance est sensible à l’évolution du rapport des forces. La négociation collective a été, dans une première phase, une composante de politiques qui visaient, dans une perspective de relance économique, à atténuer les coûts sociaux d’une crise supposée transitoire. Dans le contexte actuel d’une crise à durée indéterminée et d’une priorité accordée à la compétitivité des entreprises et à la restauration finances publiques, les accords sont des applications du nouveau paradigme de la négociation à coût nul. Cette contrainte ne réduit en rien l’importance qui s’attache aux choix de priorités pour la réallocation des ressources, mais elle définit, au moins provisoirement, les limites des compromis envisagés.

Jacques Freyssinet

Professeur émérite (Université Paris 1);Président du Conseil scientifique du Centre d’études de l’emploi;Membre du Comité editorial d'Insight