Le langage des adjectifs*

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Les adjectifs ne méritent pourtant pas l’indifférence, mais il faut tenir compte du contexte dans lequel ils sont utilisés. Ils apparaissent avec abondance dans le champ du contrôle du pouvoir.

1. Présence

L’examen attentif du langage du droit, en particulier du droit du travail, révèle la présence, l’essor sans doute, l’exubérance peut-être même, des adjectifs: équitable, normal, juste, raisonnable, rationnel, nécessaire, propor- tionné, proportionnel…
Cette présence des adjectifs ne crée en général ni grande émotion, ni fort intérêt. Comme si les adjectifs suscitaient la même réserve que les ad- verbes: leur utilisation dénoterait une pensée incertaine, peu sure d’elle- même. Autrement dit les adjectifs seraient au mieux des boursouflures, au pire des signes d’irrémédiable  indécision.

Les adjectifs ne méritent pourtant pas l’indifférence. Peut être même sont-ils riches de signification. Pour rompre avec le scepticisme qui accompagne leur évocation, il faut à coup sûr tenir compte du contexte dans lequel ils sont utilisés. Ils apparaissent avec abondance dans le champ du contrôle du pouvoir, mais aussi dans le domaine des rapports internatio- naux, là où se déterminent des normes sociales destinées à fixer les canons qui doivent inspirer les Etats et les entreprises.
Ces adjectifs colorent ou qualifient “quelque  chose”, des conduites et décisions, invitées, par exemple, à être raisonnables ou nécessaires, mais aussi les normes, espérées équitables, ou des conditions de travail, souhaitées nor- males ou équitables.

Apparaissent de la sorte une suggestion et, auelà, une hypothèse. La suggestion est simple: ces adjectifs manifestent un appel à juger, juger une décision, juger une situation, juger des normes… Mais pas un jugement détaché du contexte dans lequel se situe la “chose” soumise à jugement, un jugement encastré dans un contexte où s’expriment des tensions. De là surgit une hypothèse: ces adjectifs pourraient bien exprimer des accommo- dements. L’hypothèse est sans doute trop générale pour être convaincante. Mais elle n’en indique pas moins une voie féconde pour comprendre la floraison des qualificatifs et tenter d’en saisir la portée.

2. Norme  et raison

Un nouvel examen des usages de ces adjectifs confirme que tous, ils expriment des jugements portés sur des actions ou des actes. Ils véhiculent donc des normes. Il n’y a là rien qui doive surprendre, dès lors qu’ils servent à qualifier actions ou actes. Au demeurant le premier d’entre eux, l’adjectif normal, signale une norme assez primitive, celui qui consiste à ériger en modèle, en canon d’évaluation, ce qui est, dans la pratique, habituel.

Plus élaborée, plus incertaine aussi est la norme – à supposer qu’elle puisse être tenue pour unique – qui se vêt de la qualité d’équitable, appli- quée par exemple aux conditions de travail ou à des règles qui s’y rappor- tent. La référence à la raison se trouve au moins sous deux déclinaisons, l’adjectif rationnel et l’adjectif raisonnable. Intéressant découplage de la rai- son, qui a des racines lointaines. L’adjectif rationnel est plutôt rapporté à une initiative, une décision, un acte. Il signale, grosso modo, une exigence d’adaptation, et, plus précisément, dans une  pensée des rapports entre moyen et fin, l’exigence d’adéquation du moyen, qui constitue l’initiative, la décision, l’acte, à la fin poursuivie. L’adjectif intègre une rationalité ins- trumentale dans l’action.

Des adjectifs comme proportionné  ou nécessaire s’inscrivent aussi dans cette rationalité instrumentale. L’adjectif raisonnable a sans doute pour lui, une plus grande détermi- nation. Il apporte la nuance de la modération. Mais surtout il imprègne le jugement porté sur une action ou une situation, des leçons de l’expérience, d’une histoire. Il marque une sensibilité au contexte que son lointain cou- sin rationnel, ne traduit pas.

Tous ces adjectifs impliquent donc des jugements sur les conduites ou des conditions de vie, de travail ou de rémunération. Une première tenta- tion sexiste, celle de les répartir dans les deux ordres de rationalité, que propose l’œuvre de Max Weber, un ordre instrumental, où l’on trouverait objectif, cohérent, proportionnalité, rationnel, nécessaire, et un ordre où se discutent les valeurs, ordre dans lequel l’on trouverait sans doute raison- nable, en tout cas, juste, équitable et proportionnel.

3. Antichambre du pluralisme

Rapportés à ce qu’ils qualifient le plus souvent, c’est-à-dire les actes du pouvoir, et les conditions de vie et de travail exposées au jeu des forces du marché, ces adjectifs assurent une ouverture à un pluralisme des valeurs ou des modes de jugement. Sans méconnaître les exigences marchandes qui animent l’exercice du pouvoir des dirigeants d’entreprise, aussi bien que la concurrence attisée par la libéralisation des échanges, ils soumettent l’un et l’autre à d’autres exigences.

La première ligne d’exigence est plutôt fonctionnelle: c’est ce que tra- duisent les adjectifs objectif, cohérent, rationnel, normal qui sont autant de limitations de l’arbitraire et d’appels à une rationalité instrumentale. La se- conde ligne est plus riche, au moins potentiellement. Avec l’indication de ce qui est raisonnable, équitable, juste ou proportionnel, le pouvoir et le jeu de la concurrence doivent se prêter à une composition s’ils veulent satis- faire aux qualités requises de leur exercice. Composition? Ce sont, en effet, d’autres valeurs, d’autres modes de jugement qui se glissent, ou en tout cas, peuvent se glisser dans ces qualificatifs.

Il est vrai que ces derniers ne désignent pas de façon claire, ces autres valeurs ou modes de jugement avec lesquels pouvoir et concurrence doi- vent être accommodés. Ainsi, un exercice du pouvoir raisonnable, peut tout aussi bien correspondre à un pouvoir respectueux de la confiance, que tra- duire une certaine considération pour des valeurs civiques. Mais ce qui est clair, c’est la rupture que ces adjectifs introduisent avec des valeurs  pure- ment marchandes. S’intéresser au langage des adjectifs, c’est donc découvrir comment peu à peu le monde du calcul peut être jugé à l’une d’autres va- leurs et donc, indirectement, comment il est invité à en tenir compte. Les adjectifs sont bien autre chose que des adjonctions décoratives.

* Ce texte reprend certains propos introductifs et quelques conclusions d’un séminaire organisé par l’Université Ca’ Foscari de Venise, en collaboration avec l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense.

(Diritti Lavori Mercati, 2011)

Antoine Lyon-Caen